Jusqu'à quel point peut-on pousser la machine ? (Part. I)

Par Joel Spolsky, mars 2008.

Cet article vient d’ici. Il est en deux parties. Vous trouverez la seconde partie ici.

Première partie

Je n’ai pas beaucoup dormi lorsque j’étais dans l’armée, en Israël, malgré le fait que j’aie servi durant une brève période de paix située entre la fin des gros combats au Liban et le début de l’intifada.

C’était en 1986. J’étais dans un camp d’entraînement de six mois pour devenir sergent d’infanterie et j’étais épuisé. Durant la période d’entraînement basique, nos officiers étaient durs avec nous, mais ils nous laissaient habituellement avoir nos six heures de sommeil par nuit. L’entraînement pour devenir sergent, lui, était plus dur : les officiers nous faisaient nous coucher à minuit, et nous lever à quatre heures du matin. Et pendant ces quatres heures, nous devions tous avoir un tour de garde d’une demi-heure. Pire : comme on ne s’était pas entraîné durant le Sabbath, on s’entrainait presque 30 d’affilée du jeudi au vendredi suivant. Nous étions en permanence épuisés ; on marchait comme des zombies pendant les exercices – exercices qui impliquaient l’utilisation de balles réelles, rien de moins que ça -et le manque de sommeil commençait à avoir un impact grave sur nos performances. Les gens étaient contrariés, et c’était bien plus que le simple fait de râler parce qu’on était soldat dans l’armée.

C’est à ce moment précis, en plein milieu d’un exercice ridiculement difficile (4 jours qui d’exercices qui comprenaient marche, course, simulation d’invasions, roulements dans la boue et autres futilités telles que monter et descendre des marches sans une minute de pause), que le brigadier-général est venu nous voir. Les officiers de ce grade, dans l’armée Israélienne, étaient les gentils policiers, et étaient là afin de nous aider à nous sentir mieux, tandis que les sergents qui nous commandaient au jour le jour étaient les méchants policiers. Il était donc là pour nous faire un discours de « bienfaisance ». Durant les premières minutes, le brigadier-général nous fit un discours brillant sur la strategié qui m’a appris plus en cinq minutes que tout ce que j’ai pu apprendre de dizaines de livres traitant du commerce. Cela concernait le « fire and motion » (« tir puis avance »), une idée qui consistait à alterner l’attaque de l’ennemi et l’avancée pour gagner un peu plus de terrain. Plus tard, lorsque j’ai travaillé à Microsoft, j’ai réalisé que c’était la metaphore parfaite sur la manière dont les compagnies technologiques devaient se comporter pour gagner des parts marché sur leurs concurrents. L’idée expliquée était si intéréssante que je vais consacrer une seconde partie (qui suit celle là) uniquement dessus.

Mais pour l’instant, je vais parler de l’effet général du discours au complet de notre homme. Tout le monde a ses forces et ses faiblesses, et il n’échappait pas à la règle. Malgré le fait que son discours était bien intentionné et intéréssant, la plupart des personnes, qui étaient épuisées, se battaient pour ne pas fermer les yeux et s’endormir. Un petit plus sympa pour le compte de l’armée : on nous avait autorisé à rester debout durant ce genre de discours, si cela pouvait nous aider à rester éveillés. Tout au long du disours, les têtes se levaient et s’abaissaient comme des sousliks.

Finalement, le discours toucha à sa fin et le général nous offrit de répondre à des questions, si nous en avions. « Quels sont les problèmes que vous avez ? », nous demanda-t-il. « Je suis là pour les résoudre pour vous ».

Très noble de votre part, monsieur.

A ce moment un soldat tout au fond de la foule a levé sa main. « Nous n’avons pas assez de temps pour dormir durant ce exercice », a-t-il dit. « Nous dormons à peu près trois heures par nuit. Nous commençons à faire des erreurs vraiment dangereuses avec de vraies munitions parce qu’on n’est pas clairs du tout. »

Les troupes d’élite Israéliennes ne sont pas des mauviettes. Elle n’exagèrent jamais.

Le général sourit et dit : « Ah ! Ce n’est pas un problème. Vous pouvez toujours trouver du temps pour dormir. Par exemple, je dors dans la voiture lorsque je me déplace ». Lui non plus ne plaisantait pas et n’exagérait rien. Ce qu’il voulait dire, c’était que vous pouviez toujours trouver du temps libre et que pendant ce temps libre il fallait en profiter pour faire une sieste, ce n’était pas plus compliqué que ça pour lui. Content de son excellente réponse, le général a de nouveau souri et puis il a fait un signe d’au-revoir.

Comme vous pouvez l’imaginer, l’effet sympatique qu’il pensait avoir fait n’a eu aucun résultat. Non, mon Général, en réalité, on ne peut pas trouver de temps pour dormir, avons-nous pensé. C’est ce qu’on essaie de vous dire, mon Général. On n’a pas de temps libre, et nous n’avons pas de chauffeur non plus : nous marchons, partout, avec au minimum vingt kilos de bagages inutiles sur le dos. Lorsque vous envoyez une petite goutte de café sur votre carte, mon Général, et que vous confondez cette tache avec une colline, cela signifie une marche-détour de 20 kilomètres supplémentaires pour nous. Quelques minutes après que le général soit parti, nous étions encore sous le coup du choc : ce type était complètement désolidarisé de l’expérience de ses propres troupes. Est-ce qu’il pensait vraiment qu’on était crevés parce que nous n’avions pas pensé à dormir à l’arrière de voitures conduites par un chauffeur ?

Lorsque j’ai crée ma société avec mes propres fonds, j’avais, et j’ai encore aujourd’hui, ce discours en tête. Cette désolidarisation complète, cette incapacité de comprendre ces troufions sur le champ de bataille, concerne aussi plein de dirigeants. C’est vraiment très facile d’oublier la vie des autres dans les tranchées, quand on n’y est pas. Après plusieurs années de travail jour et nuit, week-end compris, pour construire une compagnie qui tourne, après avoir sué sang et eau à trimer sur un bureau constitué par une porte posée sur deux tréteaux, les dirigeants d’une société en oublient que les employés qui travaillent pour eux ne sont pas les co-fondateurs : ce sont des employés. Si vous leur donnez une porte pour qu’ils la mettent à plat et s’en servent comme bureau, et que vous leur demandez de travailler le week-end, ils ne vont pas du tout voir les choses comme vous les voyez.

C’est normal. Ils n’ont pas crée la compagnie. Même si vous avez été généreux en leur donnant des stock options, vous êtes celui qui pourra finir avec un hélicoptère et une gigantesque maison en bord de mer à Cannes. Si tout fonctionne à merveille, dans le meilleur des cas, ils auront une jolie petite maisonnette dans le Sud de la France et pourront payer une bonne école à leurs enfants.

Les bons employés peuvent être dévoués, bien sûr, et c’est tout à fait raisonnable de s’attendre à ce qu’ils se décarcassent. Mais, à l’inverse des fondateurs, les employés se sentent concernés par ce qu’il se passe aujourd’hui, maintenant. Ils ne sont pas super enthousiastes pour faire des sacrifices à long terme. Alors ne dites pas à votre excellent chef des ventes de rester ici, juste après un coup de fil important de ses parents qui sont à 200 km de son travail, même si c’est ce que vous avez fait lorsque vous avez démarré la société.

Bosser comme un dingue vous faisait peut-être plaisir et vous faisiez ça gratuitement en rêvant, pendant votre boulot, à la bonne retraite que vous aurez sur un magnifique bateau à St. Tropez ou bien comment vous régalerez vos petits enfants à leur raconter vos histoires du pain dur que vous avez dû manger lorsque vous avez commencé. Mais cette femme, développeur, super intelligente, que vous avez embauché pour vous construire complètement votre site Internet ? Vous pensez qu’elle n’a jamais entendu parler des excellents repas de cantine chez Google ? (NASDAQ:GOOG)

Je dis encore et toujours ces mêmes choses aux patrons qui n’ont toujours pas réalisé cela, lorsqu’ils sont déçus et qu’ils virent tous leurs employés, mauvais et bons, en demandant toujours « pourquoi Olivier (ou Jeanne) n’a pas encore fini son travail ? Je l’aurais terminé ce week-end ! »

Ce général m’a appris une autre leçon sur les subtilités de la direction. Il était arrivé dans un énorme 4×4 flambant neuf, climatisé. Son uniforme était impeccable, et (tenez vous bien, vous allez être surpris) repassé. Je ne savais pas que le fait de dormir peut automatiquement repasser les habits que l’on porte. Ça n’a fait qu’une chose supplémentaire : le démarquer encore plus de nous et de souligner le fait qu’il vivait vraiment dans un monde complètement différent.

De la même façon, lorsqu’une compagnie commence à décoller, et que son fondateur commence à gagner un peu d’argent, il doit garder à l’esprit ce que c’est que d’être salarié. Quelque soit le montant du salaire de vos employés, l’idée qu’il se feront de l’argent sera toujours différente de la vôtre. Vous ne pouvez pas montrer que vous gagnez plein d’argent et espérer qu’ils ne s’en apercevront pas. J’ai entendu parler d’un PDG, embauché dans une start-up en tant que « professionnel expérimenté », qui avait déjà fait sa petite fortune. La compagnie n’avait pas encore commencé à décoller. Bien au contraire, elle démarrait, et tout le monde faisait des sacrifices et travaillait de longues heures pour réussir à faire avancer les choses. Mise à part le PDG. Comme mon général à l’armée, il semblait être dans un monde totalement différent. Il vivait en Californie, et le business était à New York, donc il ne se donnait la peine d’être présent à son bureau que peu de jours par semaine. Il avait pourtant bien donné l’instruction à son équipe de l’appeler si jamais il y avait un problème. « Surtout ne vous inquiétez pas », leur avait-il dit, « j’ai un téléphone portable à côté de la piscine ». Quel que soit le problème, son teint hâlé est devenu le symbole même de tout ce qui n’allait pas dans la société. Imaginez comment auraient été les personnes de l’équipe si, en plus du comportement de leur PDG, ils n’avaient dormi que quatre heures par nuit.

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